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LA DIMENSION PALEO-ETHNOGRAPHIQUE DU PICTOGRAMME DIT ”DES TROIS PIERRES”

Résumé
Dans le cas des Bissa, le pictogramme des Trois pierres véhicule un ensemble de souvenirs structurés dont les plus profonds se rapportent à une expérience phylogénique commune à l”Humanité toute entière: celle du feu. L”ampleur de sa dispersion, le nombre de ses corrélations nous incitent à le considérer comme un élément chargé de sens hérité d”un langage graphique en provenance de l”Ancien Monde dont la transmission à travers le Temps et l”Espace pourrait éventuellement relever d”un principe de récapitulation du savoir par la mémoire humaine. Vu sous cet angle, la mémoire vivante des Bissa conserverait ainsi des témoignages directs de ces époques très reculées.
Le pictogramme des Trois pierres est un jalon à l”intérieur de la mémoire orale traditionnelle des Bissa du Burkina Faso (ex-Haute Volta) que le sorcier animiste utilise pour extraire de son esprit une ou plusieurs trames de souvenirs structurés. Il effectue ainsi une expérience pensive par laquelle il retrouve en conscience le contact avec l”expérience initiale au cours de laquelle fut produit le souvenir relatif à la question posée. On doit cette explication de la logique d”encodage mnémonique du pictogramme des Trois pierres à Monsieur Adama Welgo(1), récitateur traditionnel animiste dans la province du Boulgou au Burkina Faso (ex-Haute Volta).

Le pictogramme dit des trois pierres se compose de trois encoches fines ou larges. Elles sont disposées de manière pyramidale, deux en haut et une en bas. Cette composition graphique figure les trois pierres du foyer traditionnel africain, d”où son nom. Les Bissa l”utilisent pour évoquer leur foyer ancestral : les origines de la famille ethnique. Selon leur récit traditionnel, celle-ci apparaît le jour où les ancêtres maîtriserent le feu, « le premier pas de l”homme » dit Adama Welgo. Ceux qui effectuèrent cette conquête fondamentale qui permit à la famille Bissa de naitre, croître et grandir jusqu”à aujourd”hui appartiennent désormais au monde des esprits – celui des ancêtres – avec lesquels on entre en communication par le sacrifice rituel.

Cette forme graphique vient donc en appui de la tradition orale ancestrale. Les Bissa s”en servent. pour transmettre à leurs enfants leur savoir fondamental au moment de l”initiation à l”âge adulte. Les actuels Bissa – Bussano ou Bussansi – de la région de Tenkodogo appartiennent aux couches anciennes de population de l”empire Mossi, stable depuis 36 générations. Ces populations autochtones se distinguent et se caractérisent par des scarifications identitaires ethniques, pratique dont on situe l”origine au paléolithique moyen. Ces différents éléments – le culte animiste, la pratique de l”identité scarifiée et les nombreux archaïsmes du mode de vie traditionnel – permettent de situer les Bissa dans un espace de temps protohistorique (Millogo 1993; Desbordes 1998). Il ne serait donc pas improbable qu”ils aient pu véhiculer jusqu”à nous des éléments de savoir et de connaissance éventuellement hérités d”un langage symbolique en provenance de l”Ancien Monde. Le pictogramme des trois pierres est-il l”un d”entre eux ? Nous avons tout d”abord cherché à savoir si ce pictogramme était connu et/ou utilisé dans d”autres cultures africaines actuelles en recherchant le sens dont il pouvait y être investi. On constate ainsi que celui-ci signifie la même chose pour plusieurs d”entre elles.

1- Dans l”actuel africain.
Le pictogramme des trois pierres fait donc partie des formes usuelle de la mémoire orale des Bissa, l”un des peuples autochtones de l”empire Mossi. Les Dogons de Bandiagara l”utilisent également et l”appellent pierre d”alliance. D”après C.M. Faïk Nzuzi, fig. 22:21. Légende, chez les Dogons, les points remplacent les encoches). Ce même auteur précise que ce pictogramme a le même symbolisme chez les Baluba et Luluwa du Kasai au Zaïre où il renvoie à la notion du foyer, comme chez les Bissa. Nous l”avons également retrouvé chez les nomades Kel Tamasheq du triangle Niger-Mali-Burkina. On nous y a d”abord indiqué que ce pictogramme est un signe de l”alphabet tifinagh : la lettre [Kà] (L”alphabet tifinagh archaïque). Mais les scribes Tamasheq précisent que ce signe phonétique appartient également au fond culturel abstrait de leur écriture : le symbole archaïque du foyer ancestral.

Ce pictogramme est donc connu et utilisé par plusieurs cultures africaines actuelles où il renvoie à un même fond idéographique : le foyer ancestral. Il nous a ainsi été donné de constater que dans les trois cas connus actuellement, ce pictogramme est utilisé comme aide mémoire de la Tradition orale. Sur le plan épigraphique, cette fonction du signe graphique correspond à un stade de développement intellectuel similaire à celui qui fut le notre aux premières heures de l”écriture alphabétique. Nous avons donc élargi la recherche aux corpus cryptographiques préalphabétiques archéologiquement datés l”écriture cunéiforme, l”écriture hiéroglyphique et l”écriture chinoise archaïque. Une corrélation est possible dans deux corpus de pictogrammes de l”ancienne Mésopotamie.

2- Dans la protohistoire indo-européenne.
Cette même trace graphique est en effet répertoriée dans le corpus des signes de l”écriture sumérienne archaïque d”une part et dans celui des signes de l”écriture protoélamite, d”autre part ces documents archéologiques étant actuellement conservés à l”Iraki Museum de Bagdad, il ne nous a pas été possible de les consulter directement. Nous avons donc utilisé les relevés présentés par G. Ifrah (1994).

Selon les documents présentés par cet auteur, elle figure en effet sur plusieurs tablettes d”argiles(2) datées du -IVème millénaire avant Jésus Christ. Ces documents proviennent des sites de Suse et d”Uruk. Ils ont été exhumés lors des fouilles de la D.A.F.I. effectuées à la fin des années soixante dix sous la direction d”A. Le Brun. Au IVème millénaire avant Jésus Christ, les royaumes archaïques de l”antique Mésopotamie s”organisent. Entre le pays d”Elam, capitale Suse, et le pays de Sumer, capitale Uruk, les échanges se développent et les stocks s”accroissent. Très vite, leurs volumes dépassent les seules capacités de la mémoire humaine. Comment résoudre le problème ? Les scribes du royaume d”Elam sont les plus rapides et inventent un système à base de pictogrammes et de signes numériques. Vers -3 500, les signes de l”écriture dite protoélamite apparaissent. Ils seront utilisés jusqu”en -2 800. Ils disparaissent alors des tablettes d”argile, cédant la place aux signes phonétiques de l”écriture cunéiformes. Les signes de l”écriture protoélamite sont donc utilisés durant la période archaïque, entre -3 500 et -2 800(3) avant notre ère. Ce sont cinquante quatre pictogrammes, simples ou complexes, qui n”ont reçu aucune traduction. Sans doute inspirés de l”univers matériel des mésopotamiens, ces éléments ont perdu toute valeur d”évocation visuelle directe à nos yeux d”hommes du XXèrne siècle.

En l”état actuel de nos recherches, trente huit d”entre eux sont connus de la tradition symbolique de l”empire Mossi.On reconnaît le pictogramme des trois pierres sur la tablette ATU 279 datée de -3 100 avant notre ère. Ce document provient du site d”Uruk (Niveau archéologique Uruk IVa). Les trois encoches ont été effectuées dans l”argile à l”aide d”un calame. On voit sur ce document que les pictogrammes sont utilisés dans le cadre d”un agencement intellectuel bien structuré. Que pouvait bien signifier ce signe pour les habitants de l”ancienne Mésopotamie ? Dans ce cas précis, les scribes l”ont utilisé de manière complexe pour composer un agrégat logique en l”associant à un signe abstrait, peut-être une silhouette humaine. On pense qu”il désigne ici une quantité chiffrée.

Plusieurs auteurs estiment cependant que ces dessins-signes devaient avoir un second niveau de lecture, autre que numérique. Vu sous cet angle, le symbole aux trois encoches pourrait éventuellement figurer une montagne ou encore un pays étranger par exemple (Deux exemples d”agrégats logiques ou compositions évocatrices où l’on retrouve le pictogramme des trois pierres). Mais les interprétations différent (Ifrah : 238) et sont parfois contradictoires. Bornons nous par conséquent à constater que ce pictogramme est utilisé soit de manière simple, soit de manière complexe dans le royaume d”Elam comme à Sumer il y a six mille ans, à l”intérieur d”un système déjà codifié d”expression de la pensée.D”où viennent donc ces pictogrammes que les Elamites et les Sumériens utilisent usuellement au -IVèrne millénaire avant notre ère ? Le mystère reste entier; les sumériens et les élamites ne nous ayant laissé aucun indice permettant de résoudre l”énigme de leur origine. On pense en l”état que leur civilisation repose sur l”agrégation des diverses couches de populations présentes dès le début de l”agriculture et sans cesse renouvelées par des apports extérieurs (Margeron J. CI.,1991 : 90). Si bien qu”il est très délicat de les arrimer à un passé ou une famille d”origine.

On est donc tenté de penser que ces idéogrammes constituent des éléments d”importation hérités d”une tradition orale antérieure ou étrangère dont ils constituaient déjà les aide-mémoire; fonction qu”ils conservent d”ailleurs à l”intérieur des systèmes préalphabétiques Mésopotamiens. Ce point précis pourrait constituer à nos yeux un point commun fonctionnel entre hier et aujourd”hui, entre l”usage qu”en font les Bissa et celui que devaient en faire les habitants du royaume d”Elam: une même forme graphique utilisée comme aide-mémoire à l”intérieur d”un système symbolique codifié de conservation de la pensée, qu”elle soit comptable ou philosophique.

Mais la protohistoire de l”écriture constitue également le dernier jalon de la préhistoire de l”esprit humain dans son évolution graphique et conceptuelle. Nous avons donc recherché à l”intérieur du corpus de l”art rupestre mondial si cette même forme avait pu – un jour ou l”autre, d”une manière ou d”une autre – être utilisée par les premiers hommes. Nous l”avons retrouvé à Cougnac.

3. Dans la Préhistoire Européenne
Le sanctuaire profond qu”est la grotte de Cougnac est l”un des plus intéressants que l”on
trouve en Quercy. On y trouve tout un ensemble de fresques proches sinon similaires du Style III de Pech Merle (Solutréen, Magdalénien ancien I et II). Elles ont été réalisées dans un intervalle de 15000 ans. Les datations directes effectuées par prélèvement de pigments produisent en effet des valeurs chronologiques s”échelonnant entre 25 120 (+/- 390 B.P.) au plus haut et 13 810 (+/- 210 B.P.) au plus bas. La grotte a donc été utilisée de manière hétérogène durant cette période. Le pictogramme qui nous intéresse a été daté par le C 14 de 14 000 ans environ (Lorblanchet M. 1998. com. orale), il appartient donc aux figures les plus récentes. Il se trouve à l”entrée de la grande salle, à une centaine de mètres de l”entrée de la grotte, sur la paroi gauche du couloir d”accès. Il s”agit d”empreintes digitales effectués au charbon de bois (Lorblanchet M. 1998. à paraître). Après avoir enduits ses doigts – le majeur, l”index et l”annulaire – de colorant probablement mélangé à de la graisse animale, l”auteur (?) a ensuite effectué le tracé à hauteur d”homme en appliquant le mélange sur la paroi, de haut en bas, créant ainsi un motif identique à celui que nous connaissons, d”une taille de 5 cm environ. Pour une raison sans doute à jamais inconnue, il a reproduit le même motif en six exemplaires, produisant ainsi un alignement horizontal strictement identique d”un bout à l”autre.

Des recherches effectuées il ressort que cc motif est assez rare. Michel Lorblanchet a bien voulu nous faire savoir qu”on le trouve également dans la grotte des Fieux (Lot). Pour autant qu”il ait pu le constater, ces empreintes sont associées à d”autres marques du même type, effectuées à deux ou quatre doigts, comme c”est le cas à Pech Merle notamment (Lorblanchet, com. orale).
Comment l”homme de l”Aurignacien a t-il eu l”idée d”effectuer ce tracé ? Pourquoi a t-il ainsi éprouvé le besoin d”apposer ses empreintes sur le mur de Cougnac ? Et pour dire quoi ? Mystère. Il semble toutefois que ce geste conceptuel et le motif qui s”y rapporte appartiennent aux structures mentales de base de l”être humain. Cette hypothèse que partage Michel Lorblanchet, laisse à penser que cette forme triangulaire, comme le quadrilatère ou la sphère, font partie des formes de base produites par l”esprit humain dès l”origine. On sait par exemple que la forme triangulaire fut produite dès l”Acheuléen et la sphère bien avant… Mais comment savoir à quel moment les empreintes digitales triangulaires firent sens au sein d”une communauté humaine ?

Vu de l”extérieur, on constate que cette forme graphique a effectué un très long voyage à travers le Temps et l”Espace. On la retrouve donc à Cougnac au paléolithique supérieur, en Mésopotamie protohistorique et en Afrique aujourd’hui.
Chez les Bissa, ce pictogramme véhicule le souvenir d”une expérience humaine très ancienne: celle de la conquête du feu, de sa maîtrise et de la constitution du foyer. Où, quand et comment ce peuple ancien actuellement figé dans une protohistoire réelle a t-il effectué cette expérience décisive ? L”absence de corrélation archéologique ne nous permet pas pour le moment d”y répondre. Toutefois, on peut dire que ce pictogramme constitue chez eux un seuil de conscience explicite. Il marque en effet la frontière entre le savoir inné et l”expérience acquise, vécue : c”est la borne inférieure de leur compas chronoculturel, le substrat profond de la mémoire collective explicite. Et si l”on s”en tient aux éléments de connaissance actuellement disponibles, cette expérience eut lieu en Afrique quelque part entre -1,4 M.A. B.P. (site de Chesowanja au Kenya) et -1 M.A. B.P. (grotte de Swartkans en Afrique du Sud) et 400 000 ans en Europe (site de Terra Amata à Nice) et en Asie (site de Zoukhoudian en Chine). Ces dates très anciennes et malheureusement contestées ne nous donnent qu”une indication d”ensemble.

Dès lors cependant, en réunissant les chasseurs autour de sa chaleur, le feu a tenu un rôle essentiel dans le développement du langage, rendant possible l”éclosion d”une prise de conscience des facultés spécifiquement humaines de figuration abstraite dont ce pictogramme est peut-être l”un des premiers résultat concret, à l”image de l”acquis qu”il évoque.
Les Bissa sont-ils les inventeurs de ce geste conceptuel ? Impossible à dire. Ils l”ont néanmoins véhiculé jusqu”à aujourd”hui par delà une grande profondeur de temps, perpétuant de génération en génération le souvenir direct de cet acquis fondamental et de ce temps où « les esprits se faisaient la guerre. Ils vivaient, raconte Adarna Welgo(3), dans la grande forêt qui était infinie et leurs cicatrices ethniques permettaient de les distinguer entre eux. Notre mémoire ne va pas au delà ». Au delà de ce pictogramme, la mémoire des Bissa se perd donc dans les profondeurs du temps et de l”inconscient ethnique que nous nous ernployons à explorer. A quelle époque pourrait-on éventuellement situer ce « temps où les esprits se faisaient la guerre » dont parle Adama Welgo ?

Dans le cas des Bissa, plusieurs éléments laissent à penser qu”il s”agit probablement du dernier holocène humide. On sait en effet par les travaux de Nicole Petit-Maire (1985) que la région des plaines voltaïques offrait alors un couvert végétal beaucoup plus dense qu”aujourd”hui. Sa dégradation, précise G. Aumassip cornrnença par une brève période hyper-aride entre 7 500 et 7 000 B.P. pour s”accentuer au -IVème millénaire. (Aumassip G., 1996: 20). Au IIème siècle de notre ère, le Sahara est en place.

Sa lente disparition a donc logiquement et progressivement poussé les populations locales dans un mouvement migratoire vers d”autres contrées plus fertiles (Ki-Zerbo 1995). Les Bissa en font-ils partie ? La mémoire traditionnelle orale se souvient en effet que les ancêtres quittèrent la forêt au moment de sa disparition. On peut dès lors envisager que cette mutation du milieu ait pu être à l”origine d”une prise de conscience qui conduisit certaines populations à réfléchir sur ce qui était en train de se passer. L”encodage graphique d”un ensemble de notions ou de valeurs appartenant à l”ancienne tradition a donc pu se faire à cet instant où l”humanité archaïque, lentement, commença à changer de mode de vie.

C”est la raison pour laquelle nous sommes enclins à penser que cette « guerre des esprits » dont parle Adama Welgo pourrait être ce moment d”intense réflexion au cours duquel les hommes du néolithique effectuèrent une première récapitulation du savoir acquis.
Les éléments les plus anciens ont-ils fait l”objet d”un encodage graphique fondé sur l”évidence visuelle et l”utilisation de formes appartenant aux structures les plus simples de l”esprit ? Ce point précis – l”évidence graphique des formes usuelles – nous parait être l”une des conditions sine qua non de l”existence d”un agencement symbolique, condition sans doute aussi importante que l”est la parole sans laquelle il est impossible de se faire comprendre.


NOTE

1 Entretiens à Tenkodogo, janvier 1997.
2 Fouilles D.A.F.I. A Lc Brun.
3 Entrctiens à Tcnkodogo, janvier 1997.

VALCAMONICA SYMPOSIUM 1998

(JEAN DESBORDES)

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